25 mai 1827

  La Bergère d'Ivry

                                     

La Bergère d'Ivry 

En cette année 1827, la belle Aimée a 19 ans. C'est une jolie fille que tout le monde aime bien. D'Ivry au Champ de l'Alouette, tout le monde la connaît. On la voit quotidiennement à l'arrière du troupeau de chèvres qu'elle conduit sur les rives de la Bièvre, toujours proprette avec son chapeau de paille et un livre sous le bras.

Un livre? Quoi?... une bergère qui sait lire!...  à une époque où l'éducation des filles se limite généralement au raccommodage, au filage et au mitonnage de miroton. Où a-t-elle été chercher ça ?

Un livre? Étonnant... serait-ce la promiscuité du cabaret de la Mère Grégoire?

Ce cabaret... à l'époque, c'est une guinguette. Chez la Mère Grégoire, on trouve tout ce qu'un citadin désire. D'abord la campagne: autour du moulin Croulebarbe,  le Champ de l'Alouette, le Terrain aux Lapins et l'île aux Singes qui accueille même parfois des volées de canards sauvages. Ensuite, chez la Mère Grégoire, on est près des Barrières, le vin de contrebande y est probablement servi et puis il y a toujours deux ou trois violons pour faire danser les filles...

Les grandes tablées installées sous les tonnelles favorisent la conversation. En 1827, Chateaubriand (1), le "Sachem du Romantisme" a déjà 59 ans mais il aime à venir s'entretenir avec les jeunes, surtout ce Victor Hugo (2) qui n'a encore que 25 ans mais qui s'enflamme si vite. Ce sacré Pierre-Jean Béranger  (3) est souvent là aussi... peut être plus attiré par la patronne que par la campagne. Il a déjà tâté des geôles pour ses chansons jugées trop subversives par les Bourbon et on l'aime bien pour ça. N'est-il pas le "champion des intérêts populaires" ?  Même le marquis est là, à son âge! Gilbert Motier en personne, autrement dit le Marquis de La Fayette (4) qui vient raconter ses exploits trans-océaniques et ses soucis pour la prochaine députation. On les voit (image) tous les quatre attablés sous le regard bienveillant de cette bonne Madame Veuve Grégoire (5).

L'un de ces hommes de plume (ou d'épée) n'auraient-ils pas croisé la jeune Aimée en chemin? Attendri de voir une bergère plongée dans sa lecture, ne lui aurait-il pas recommandé ou prêté quelque ouvrage ? Surtout Hugo, après tout, il n'a encore que 25 ans. Il aurait pu être sensible aux chastes appas de la jeune Aimée... non? Ce n'est bien sûr qu'une supposition mais en cette année 1827, le Romantisme fait ses "ravages", Lamartine, Chateaubriand.... Aimée est peut être sensible à cette déferlante.

Plongée dans sa lecture, Aimée surveille d'un œil ses biquettes qui grignotent les herbes folles des bords de Bièvre. Toute enfant, elle a été "placée" dans une famille comme fille à tout faire. C'est l'usage de l'époque... (rappelons qu'en 1827, on peut faire travailler les enfants dès six ans... Aimée en a maintenant 19 ). La maîtresse d'Aimée se sent des responsabilités et veille attentivement à la virginité de sa protégée. Pas question de compromettre un éventuel beau parti ! Ça mettrait à mal la réputation de la maison. Surtout qu'Aimée est déjà une femme et qu'il  faudra bientôt la remplacer lorsqu' 'on' lui aura trouvé un parti digne d'elle et qu'elle convolera alors en justes noces...

Or, depuis quelques temps, un jeune homme vient régulièrement conter fleurette à la douce Aimée qui (ce lui semble) n'est pas indifférente à ses discours. Honoré, c'est son nom, n'a pas bonne réputation. On lui prête des tendances morbides : ne va-t-il pas régulièrement, au Palais de Justice, se délecter des procès où sont jugés les plus horribles faits divers du moment ? S'il n'est pas au Palais, il dévore avidement les pages des "Détective" de l'époque. On dit même qu'il a été en "maison de redressement", pour quel motif ?... nous l'ignorons. Bref, le jeune Honoré Ulbach, bien qu'employé régulièrement chez un marchand de vins, n'a pas l'heur de plaire aux braves gens.

Les nouvelles vont vite... il y a toujours de bonnes âmes pour les colporter... la patronne d'Aimée, informée, la somme de cesser immédiatement tout commerce avec ce vaurien, cet Honoré. C'est un ultimatum... Honoré ou la porte.

Pour Aimée, à 19 ans, il n'est pas pensable d'être renvoyée dans sa famille. Famille qu'on imagine de peu de moyens. Alors, le lendemain, sèchement, probablement maladroitement, elle annonce à Honoré qu'elle ne veut plus le revoir. Le coup est terrible. Honoré est follement épris d'Aimée. Il comprend aussi qu'Aimée le rejette parce qu'elle n'a pas d'autre choix. Il en veut à la Terre entière, surtout à cette patronne (de quoi je me mêle?)... et puis à Aimée aussi qui se laisse dicter sa conduite. Lui, qu'on dit exalté (il n'a que 20 ans), pâle de rage s'en retourne sans un mot. De fait, il est fou furieux. Il a trop "investi" sur Aimée... l'éconduire comme elle l'a fait mérite vengeance. Il rumine toute la nuit... au matin sa décision est prise.

Le lendemain, le 25 mai, comme d'habitude, Aimée arrive avec ses chèvres et s'installe avec son bouquin. Aujourd'hui, elle est accompagnée d'une petite fille de huit ans qu'on lui a confiée. Honoré, embusqué, l'attend. Il n'avait pas prévu la petite fille mais ce n'est pas une gamine qui va l'arrêter. Sans ambages, il s'approche d'Aimée et, sans un mot, la poignarde, s'acharne sur elle avec un couteau qu'il s'est procuré le matin même...  ("un couteau qui ne ployait pas"). Au moins trois coups sont fatals... un seul eut suffi.  Honoré s'enfuit laissant là Aimée, agonisante, se vider de son sang dans ce coin de verdure devant la gamine hurlant sa terreur.

Alertés par les cris et les hurlements de la fillette, les passants (les clients de la mère Grégoire?) préviennent la Gendarmerie. Le meurtrier qu'on décrit aux pandores est connu. Très vite, Honoré Ulbach est identifié, arrêté et jeté en prison.

Tous les ingrédients nécessaires au Romantisme sont là. La nature, la jeunesse, l'amour, la passion, la beauté,  la folie et la mort. En cette époque où "on célèbre la nature, on réhabilite l'individu et ses passions violentes qui l'emmènent jusqu'à la mort et la folie" (in France de 1815/1848 JC Caron), la presse s'empare tant et si bien du crime odieux que tout Paris en est bouleversé. Jour après jour, chacun suit avidement les progrès de l'enquête au point de négliger l'arrivée de la girafe de Charles X (9 juillet). En 1827, la justice expédie généralement les affaires assez vite... en trois mois ce sera fait: Honoré Ulbach est jugé et évidemment condamné à mort.

Le 10 septembre, avertie par les crieurs publics, la foule se presse pour assister à l'exécution en place de Grève. C'est traditionnellement à 16 heures qu'on coupe les têtes. A 16 heures précises, le couperet s'abat sur la nuque rasée d'Honoré dont la tête encore juvénile tombe dans la corbeille d'osier ruisselante de son sang.

Victor Hugo a déjà trop vu d'exécutions... il n'est pas venu se joindre aux tricoteuses et autres vautours. L'idée même de la peine capitale le révulse. Alors, pourquoi cette nième "exécution judiciaire" l'émeut-elle autant? De ce jour, il n'aura de cesse de se battre pour l'abolition de la peine de mort. Le lendemain même de l'exécution d'Honoré Ulbach, il se lance dans la rédaction du "Dernier jour d'un condamné". Pourquoi cette exécution l'a-t-elle troublé à ce point ?

Peut-être notre hypothèse de départ se vérifie-t-elle... Victor Hugo avait-il croisé Honoré au bras d'Aimée sur le chemin du Champ de l'Alouette?  Couple d'enfants heureux et confiants en leur destinée... en les voyant, comment aurait-il pu imaginer qu'ils eussent tous deux un avenir si sombre et une fin si proche?

Longtemps après ce drame, les promeneurs viendront se recueillir devant une croix de bois dressée rue Croulebarbe en souvenir de celle qu'on appelait la Bergère d'Ivry.

Romantisme ou ordre moral naissant?... on y avait gravé "à la vertu".

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